l'avant scène cinéma

L’Etranger

L’Etranger

L’Etranger

Depuis plus de vingt ans, François Ozon s’aventure là où le désir se transforme, là où l’intime se trouble, entre cruauté et douceur. Avec L’Étranger de Camus, il poursuit ce chemin vers les silences, les vertiges, ces instants où la vie se dépouille et se montre dans sa nudité la plus brute.

Le roman, avec ses gestes comme suspendus, ses mots lourds d’une étrangeté sourde, rencontre chez lui un regard qui sait capter l’impalpable, faire surgir les fissures du quotidien et révéler la beauté fragile de ce qui nous échappe toujours un peu.

A Alger, Meursault mène une petite vie simple et maîtrisée. Tout bascule au décès de sa mère, auquel il réagit avec une indifférence déroutante. De retour en ville, il reprend le cours de sa vie, se détend aux bains où il retrouve Marie, avec qui il entame une idylle légère. Il noue une amitié douteuse avec son voisin Raymond, aux fréquentations troubles, qui le conduira sur la plage où sous la chaleur accablante du soleil il tue un Arabe. Commence alors son procès, qui non content de juger le crime commis, se concentre sur le comportement d’un homme en marge de la société, dans l’impossibilité de jouer le jeu des convenances sociales.

C’est en 1942, en pleine guerre, que Camus publie L’Etranger. Il l’a écrit alors qu’il était gravement malade de la tuberculose, dans une période de sa vie où la mort était encore comme une ombre pesante et qu’il expérimentait la fragilité de la vie. Après une première version par Luchino Visconti en 1967, avec Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault, Ozon ose s’attaquer à ce monument de la littérature. Il relève ainsi le défi d’adapter ce roman que Camus lui-même a toujours refusé de voir porté à l’écran de son vivant, craignant que le cinéma n’en réduise la dimension intérieure et philosophique. Il ne voulait pas d’une illustration narrative et exotique. 

Et manifestement, Ozon a su rendre cet hommage vibrant à l’écriture de Camus. Le film s’harmonise parfaitement entre une première partie assez contemplative de la vie de Meursault et le procès plus brut, plus ancré dans une réalité sociale. Dans ce cadre incroyable, tourné en noir et blanc, nous spectateurs sommes emmenés dans l’univers de cet homme, qui semble froid, sans émotion, parfois presque amorphe. Ozon prend le temps, le rythme s’installe doucement, presque au ralenti.

Le montage suit cette respiration, fluide, sans heurt. L’image devient une expérience sensorielle à part entière. On ressent la chaleur écrasante sur le corps, l’éblouissement du soleil qui aveugle, le roulis des vagues qui résonne jusque sur la peau. 

Le choix du noir et blanc vient alors épurer chaque plan, comme pour retirer tout artifice et revenir à une forme de vérité brute. La lumière sculpte les visages et les corps, creuse les ombres, éclaire les silences. Il y a dans cette esthétique une idée de pureté, presque d’ascèse, où rien ne distrait le regard. La blancheur éclatante du soleil, opposée aux noirs profonds, crée un contraste qui intensifie la sensation de chaleur, de vertige, de solitude. Chaque reflet, chaque éclat, semble rappeler que l’existence est à la fois aveuglante et fragile, insoutenable et lumineuse.

Meursault, joué par Benjamin Voisin qui nous livre une interprétation à la fois juste et presque troublante, apparaît comme un anti-héros, un être en décalage, détaché du monde, étranger à la société autant qu’à lui-même. Là où les autres se plient aux règles implicites, il refuse de jouer le jeu social : pas de mensonges, pas de faux-semblants. Ce refus, qui peut sembler vide ou froid, est en réalité une forme de sincérité radicale. Ozon traduit ce détachement par un langage visuel qui souligne le silence intérieur du personnage, laissant parler les sensations plus que les mots.

Deux fois seulement, la voix off intervient, reprenant la poésie du texte de Camus pour souligner la justesse de ces instants où Meursault accède à une vérité nue.

Ce vide qui l’habite, loin d’être une absence, devient une ouverture : en acceptant l’absurde, en renonçant à l’espoir, Meursault touche une liberté intérieure. Cesser d’attendre, c’est cesser de souffrir et, paradoxalement, se sentir pleinement vivant. L’étranger qu’il est au monde reflète l’absurdité de l’existence, mais aussi sa pure intensité. Il ne ment pas sur ses sentiments, ne joue aucun rôle. Dans cette vérité dépouillée, Ozon filme un homme qui, en marge, révèle peut-être la possibilité d’une autre manière d’habiter le monde.

Face à lui, Marie, interprétée par Rebecca Mader, incarne la spontanéité et le désir, un éclat radieux qui souligne par contraste l’opacité de Meursault. Elle apporte une légèreté, une chaleur immédiate, presque solaire. Dans ses élans spontanés, dans son rire, dans son désir assumé, elle semble chercher à tirer Meursault vers la vie, vers un engagement affectif et charnel qu’il observe plus qu’il ne partage. Sa présence lumineuse accentue encore le contraste avec le détachement de Meursault, comme si elle incarnait tout ce qui le relie encore, malgré lui, au monde des vivants.

Avec L’Étranger, François Ozon ne signe pas seulement une adaptation littéraire : il ouvre une porte vers une expérience sensorielle et intime. C’est une invitation à revisiter Camus autrement, à se confronter à l’absurde et à questionner notre façon d’habiter le monde. Car au-delà de Meursault, c’est notre propre rapport au désir, à la vérité, à la mort et à la liberté qui se trouve mis en lumière.

Ozon ne donne pas de réponse, mais trace un chemin qui nous laisse seuls face à cette évidence troublante : l’existence est à la fois insoutenable et lumineuse.

Myriam Burloux

Film français de François Ozon (2025), avec Benjamin Voisin, Rebecca Mader, Pierre Lottin. 2h.  

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